Chapitre V

Une heure après l’aube, l’armée royale quittait Pendarmor, laissant la garde du château à la reine et à une maigre garnison. La princesse avait obtenu de son père l’autorisation d’accompagner l’armée. Elle avait fait valoir qu’elle connaissait toutes les chansons de geste. Ainsi, elle pourrait en toutes circonstances, lui donner les meilleurs conseils pour la conduite des opérations. L’idée avait plu au souverain et il avait également approuvé une autre suggestion de sa fille. Celle-ci, rancunière, n’avait pas apprécié les critiques d’Yvain. Aussi avait-elle persuadé son père qu’il était trop laid pour avoir l’honneur de charger avec les autres chevaliers. Le roi l’avait donc affecté sous les ordres de de Guerreval chargé de commander l’infanterie.

C’est avec amertume qu’Yvain se retrouva à l’arrière de l’armée. Une colère sourde le gagnait en voyant défiler les cavaliers qui avançaient lance en avant par rang de quatre précédés par six trompettes. Au milieu d’eux se tenait le roi qui avait revêtu une armure dorée qui brillait de mille feux. Derrière lui chevauchait la princesse encadrée à sa droite et à sa gauche par le connétable et son fils. Ces derniers constataient avec plaisir que la défaite de Renaud au tournoi n’avait nullement affecté l’intérêt que Priscilla lui portait. Le connétable remerciait l’Être Suprême que son vainqueur ait aussi mauvaise figure. Il n’osait imaginer ce qu’il serait advenu si cet Yvain avait eu une tournure élégante. Tous leurs projets auraient été mis à mal.

L’armée royale comportait environ deux cents cavaliers. C’est dire que le défilé dura une bonne heure, soulevant un joli nuage de poussière que le soleil levant colorait en rouge. Henri de Guerreval avait revêtu une armure légère en acier bruni sans décoration. Seul son heaume portait un plumet blanc. Il avait relevé sa visière pour mieux voir. Il approcha d’Yvain pour lancer d’une voix sèche :

— Je devine ce que vous ressentez mon garçon. Vous désireriez être parmi ces chevaliers qui rêvent d’exploits héroïques.

— Je voudrais surtout être aux côtés de mon père pour le protéger en cas de besoin. Il n’est plus très jeune et je crains pour lui si les combats se prolongent.

— Ces sentiments vous honorent, toutefois, nous ne faisons plus une joute courtoise mais la guerre. Vous verrez que cela n’a rien d’agréable et surtout rien à voir avec une chanson de geste. Vous êtes maintenant sous mes ordres et j’exige une obéissance absolue. Je ne veux pas d’un écervelé qui se lance en avant sans rien entendre.

— J’ai compris, capitaine. Comment trouverons-nous l’armée adverse ? Le connétable a-t-il envoyé des patrouilles de reconnaissance ?

Une lueur étonnée passa dans la prunelle d’Henri.

— Avez-vous pris des cours de stratégie qui ne sortaient pas d’un poème ?

— Non mais pendant les périodes de repos, mon maître d’armes me parlait des dispositifs que devait prendre un chef. Certains jours, il était intarissable et j’ai eu beaucoup de peine à retenir toutes ses leçons.

— Vous avez eu un bon conseiller. Notre roi a agi différemment. Il a envoyé un messager au Csar des Godommes pour le défier et lui donner rendez-vous pour un loyal combat demain matin.

Yvain resta songeur mais ne répondit pas. Il aurait eu des objections à formuler mais la prudence lui conseilla de se taire. Heureusement, de Guerreval donna le signal du départ. L’infanterie royale comportait vingt unités ainsi qu’une compagnie de cinquante archers et une petite troupe de sergents montés. Tous portaient un casque arrondi ainsi qu’une solide armure de cuir renforcé de métal avec un surcot sur lequel étaient peintes les armoiries royales, une épée blanche sur un fond bleu.

Chaque unité se mit en route dans un ordre précis. Elles regroupaient vingt hommes armés d’une solide lance, d’un grand pavois, bouclier qui les protégeait jusqu’aux genoux et d’une épée courte pour les combats rapprochés. Marchant devant chaque groupe, un sergent dirigeait la manœuvre. Suivirent les archers, l’arc en bandoulière et le carquois battant au rythme de leurs pas.

La troupe à pied progressait lentement, respirant la poussière des chevaliers. Derrière eux, cinq lourds chariots, tirés par un équipage de quatre dalkas, transportaient les tentes et les serviteurs. Le dernier, le plus volumineux, servait de cantine pour la troupe et souvent d’hôpital de fortune. L’arrière-garde était formée par une vingtaine de cavaliers. À l’occasion, ils servaient d’éclaireurs. Leur rapidité était essentielle, aussi n’étaient-ils pas équipés de lance mais d’une épée longue et d’un petit bouclier rond.

Avant la tombée de la nuit, le roi établit son campement à proximité du futur champ de bataille. Les serviteurs qui avaient suivi en chariot, dressèrent les tentes des souverains. Pendant ce temps, d’Escarlat, un peu ankylosé par la longue chevauchée, retrouva Yvain qui dessellait sa monture.

— Nous ne savons ce que l’avenir nous réserve. J’aurais été très fier de charger à ton côté. Je reconnais avoir mésestimé tes capacités. J’ai beaucoup admiré tes combats. Quand tu as désarçonné de Norvak, j’ai souhaité que mon fils soit aussi valeureux. Je connais le capitaine de Guerreval. Il est d’un caractère difficile mais c’est un homme de cœur et il te donnera de bons conseils. Quoiqu’il arrive demain, je veux que tu saches que je suis content de toi. Je sais que ma descendance est assurée.

Ils se donnèrent une longue accolade. La première depuis de nombreuses années. La gorge serrée, Yvain le regarda s’éloigner pour gagner le campement des chevaliers qui allaient passer leur nuit autour de feux de camp.

Dans sa tente, le roi avait réuni ses principaux officiers. Henri de Guerreval arriva le dernier, à l’instant où le roi prenait la parole.

— Demain, nous allons rencontrer Radjak, celui qui se fait appeler le Csar des Godommes. En réalité, il n’est que le chef de la tribu des Loups, un peuple paresseux et querelleur qui nous a toujours cherché noise et que nous avons à chaque fois vaincu. Après leur dernière défaite, nous avons eu trois ans de tranquillité. J’espère que cette fois les Loups comprendront qu’il ne faut plus tenter de piller nos biens. Je compte sur vous pour leur apprendre la leçon.

Des vivats s’élevèrent aussitôt.

— Avec votre permission, Majesté…

— Nous vous écoutons, messire de Guerreval.

— Je crains que cette fois la situation soit différente. J’ai interrogé nombre de voyageurs qui commercent avec les Godommes.

— Qu’importe les racontars de quelques vilains, intervint la princesse avec morgue.

— Depuis deux ans, poursuivit le capitaine en dissimulant un mouvement d’agacement, Radjak, aidé par un sorcier, a rallié à lui ou a soumis nombre de tribus, celle des Aigles, des Buffles et une bonne dizaine d’autres.

— Que voulez-vous nous faire comprendre ?

— S’il a rassemblé ne serait-ce que la moitié de ses forces, Radjak disposera de vingt fois plus d’hommes que nous.

— Ce ne sera que de la piétaille, ricana le connétable. Nous l’écraserons facilement.

— Mille hommes d’armes équipés de piques ! Surtout, il y aura une cavalerie importante de deux et peut-être trois mille hommes dont près de cinq cents archers-cavaliers chargés de harceler nos flancs.

De Guerreval arborait un visage inquiet. Les chiffres énormes qu’il avançait étaient encore en dessous de ses estimations personnelles.

— Des vilains juchés sur des dalkas sans selle ne peuvent résister à un chevalier, sourit le roi. Vous savez que les chevaliers porteurs d’un cristal peuvent vaincre des dizaines d’adversaires. Nous en avons eu plusieurs fois la preuve. Nous sommes plus forts et avons des réflexes plus rapides.

— Certes mais les cavaliers godommes sont très mobiles. De plus, il m’a été rapporté que leur sorcier leur faisait absorber des racines qui augmentaient leur force. Nous risquons donc d’avoir en face de nous des adversaires particulièrement coriaces.

— Demain, vous aurez la preuve que vos inquiétudes étaient vaines, dit le connétable dans un grand rire.

Toutefois, il se garda de faire allusion à la peur car de Guerreval avait la réputation d’être très susceptible et d’être un redoutable escrimeur. La princesse qui avait revêtu un élégant costume de cavalier, tint à avoir le dernier mot.

— Souvenez-vous que les preux que vous êtes triompheront toujours des vilains même s’ils sont des milliers. C’est écrit dans tous les récits.

 

*

* *

 

Radjak était un colosse de près de deux mètres de haut et pesant une bonne centaine de kilos d’os et de muscles sans beaucoup de graisse. Il portait un pourpoint de cuir noir largement ouvert sur une poitrine velue. Ses joues rondes étaient couvertes d’une barbe noire. Le front bas était masqué par une tignasse hirsute. Derrière lui se tenait le sorcier, grand, maigre avec un visage étroit et un teint olivâtre. Une curieuse barbe blanc-jaunâtre dissimulait ses traits. Radjak était entouré de ses cinq principaux officiers, penchés sur une carte de peau reprenant grossièrement les détails de la région. Dans le fond de la tente, deux jeunes filles essayaient de se faire oublier.

Le Csar écoutait le rapport des éclaireurs qu’il avait envoyés pour observer l’armée adverse.

— Le roi Johannès a dressé son camp à une heure de marche d’ici. Nul doute qu’il se rendra dans la plaine que son envoyé a mentionnée.

— C’est bien, Zirkon, je n’en espérais pas moins de cet imbécile. Par prudence, laisse des hommes en surveillance pour le cas où il changerait d’avis ce dont je ne le crois guère capable.

Le Godomme s’inclina profondément devant son maître. Zirkon, de la tribu des lièvres, vétéran des campagnes de l’Est, était l’officier chargé des renseignements et des transmissions. Montés sur d’infatigables dalkas, ses hommes compensaient le peu d’effectif de la tribu par une rapidité exceptionnelle. Ils étaient reconnaissables aux oreilles de lièvres suspendues à leur casque. Ils s’étaient rendus indispensables pour les missions de reconnaissance. Sur le champ de bataille, ils transmettaient avec une exactitude stupéfiante les ordres du commandement aux différents bataillons. Plus d’une bataille avait été gagnée grâce à la parfaite coordination des troupes du Csar.

Radjak eut un regard vers Zak, son général en chef. Il était son second dans la tribu des Loups et en avait pris le commandement quand lui avait ceint la couronne de Csar suprême de toute la Godommie.

— Que penses-tu de la situation ?

— Elle est excellente. J’ai observé le terrain cet après-midi. L’emplacement est idéal pour manœuvrer et vous disposez d’une supériorité numérique écrasante. Il suffit de ne pas laisser à ces gros lourdauds de chevalier la possibilité de se déployer.

Katlo de la tribu des Buffles et Arkon des Aigles approuvèrent de la tête. Ils commandaient respectivement l’aile droite et l’aile gauche de la cavalerie godomme.

Radjak étudia la carte et prit le temps de réfléchir avant de s’adresser à ses officiers en pointant son doigt sur divers points de la carte.

— Xino, dit-il au chef de la tribu des Ours resté jusque-là en retrait, avec ton infanterie tu te posteras ici. Zak et Arkon prendront position là. Katlo aura l’honneur de la première charge.

Pendant une demi-heure, il expliqua ce qu’il conviendrait de faire. Enfin, il se tourna vers son sorcier.

— Une remarque, Merchak ?

— Non, maître, votre tactique est excellente.

Ils en avaient discuté longtemps la veille mais en tête-à-tête pour laisser tout le mérite à Radjak.

— Nous limiterons nos pertes en hommes. Attention, les chevaliers de Fréquor sont de puissants guerriers. N’oubliez pas de recommander aux cavaliers de mâcher les tiges que je leur aie données. C’est indispensable pour stimuler leur force. Ils en auront besoin.

— La bataille s’annonce fort bien, reprit le Csar. Allez tous vous reposer, je veux vous voir en pleine forme demain à l’aube.

Les officiers saluèrent, un poing sur le cœur, et quittèrent la tente. Merchak fut le dernier à partir. Radjak le retint par le bras.

— Attention, sorcier, j’espère que tes racines seront efficaces. Ces maudits chevaliers ont toujours écrasé nos troupes par le passé. Mon père est mort lors d’une de ces batailles. J’ai l’intention de leur faire payer toutes ces défaites dès demain. Un échec et je jouerai avec ta tête.

— Elles le sont et vous allez être surpris par le résultat, dit le vieux avec un curieux sourire.

Dès qu’il fut sorti, Radjak hurla :

— Ici, les filles ! Aidez-moi à me déshabiller.

Elles s’empressèrent d’obéir connaissant la sévérité de leur maître. Merchak gagna sa tente située un peu à l’écart. Il était craint mais guère aimé et rares étaient les hommes pourtant courageux qui acceptaient sa compagnie. Une très jeune fille, vêtue d’une simple tunique descendant jusqu’à mi-mollet était allongée sur une couverture de fourrure. Elle se leva en sursaut en entendant son maître arriver. Ce dernier la regarda d’un air sévère puis saisit une lanière de cuir.

— C’est l’heure de ta punition.

— Mais je n’ai commis aucune faute, Maître.

— Ne mens pas ! Il est impossible qu’une fille reste une journée entière sans faire de bêtises. Prépare-toi !

Avec un soupir résigné, elle releva sa tunique jusqu’au milieu du dos dévoilant un postérieur déjà strié de marques brunes et elle se pencha en avant s’agrippant à un des piquets de la tente. Aussitôt, Merchak appliqua une vingtaine de coups sur les reins et les fesses de la malheureuse qui poussait par instant des gémissements plaintifs. Enfin satisfait, le sorcier la saisit à bras le corps et la précipita sur la couche en ricanant :

— Ce genre de sport me met en appétit. Montre-toi très efficace si tu ne veux pas une autre correction.

Les Sorcières du marais
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